Le monde cruel de la cuisine

Publié le par Béatrice Vigot-Lagandré

L’information a fait grand bruit il y a quelques mois, lorsque plusieurs chefs étoilés ont été accusés de maltraitance envers leur personnel. Les reportages et articles se sont multipliés, et avec eux les plaintes, avérées ou non, de commis ou personnel de salle. Peu à peu, les langues se sont déliées. Les brimades seraient-elles monnaie courante dans les restaurants ? Il faut dire que la pression est forte et que le métier de cuisinier est particulièrement difficile, rigoureux et parfois ingrat. Pendant qu’en salle, les clients (exigeants !) se délectent, en cuisine, on s’active, la pression monte on doit donner le meilleur de soi même. On travaille debout, souvent dans un milieu confiné et surchauffé, et le « coup de feu » est stressant pour toute l’équipe. Il ne faut surtout pas décevoir. Mais à quel prix ? Les brutalités, les réflexions humiliantes, les remarques sexistes ont la vie dure, et certains chefs affirment même que sans elles, ils ne seraient pas arrivés là où ils sont ! Il n’est pas rare d’entendre les cuisiniers expliquer que les injures, les brûlures sont une sorte de passage obligé, un bizutage qui permet d’avancer. Certains chefs, sous-chefs ou responsables de salle répètent des brimades qu’ils ont eux- même subies, sans même s’en rendre vraiment compte… ou estiment qu’il faut en passer par là. Mais où s’arrête l’apprentissage, où commence la violence ?

La plupart des jeunes, hommes ou femmes n’osent rien dire, de peur d’être « black listés » et grillés pour leur carrière professionnelle. Ils font le dos rond en attendant des jours meilleurs. D’autres, écœurés, jettent l’éponge et quittent le milieu de la gastronomie. Il faut toutefois tempérer, car les violences restent exceptionnelles. Ce qui l’est moins en revanche, se sont les « mini brimades », les réflexions et les petites humiliations quotidiennes.

Le monde cruel de la cuisine

La violence n’est pas une fatalité

Face à ces petits scandales qui ébranlent le monde de la gastronomie, les choses commencent à bouger. Gérard Cagna, chef étoilé aujourd’hui à la retraite, a décidé d’agir. Lui-même explique avoir eu la chance de ne subir aucune brimade (si ce n’est quand même un violent coup dans le dos asséné par un chef de partie au début de son apprentissage !). Las de constater cette violence larvée et tolérée par tous, selon le bon vieux principe qu’un « coup de pied au derrière n’a jamais fait de mal à personne », le chef décide de briser le silence via un manifeste intitulé « touche pas à mon commis » (un document co-signé par cinq chefs Meilleurs Ouvriers de France). Le but ? Cesser de banaliser les mini-souffrances, et briser l’omerta. Car « taper ne sert à rien » réaffirme Gérard Cagna, et d’insister : « on ne touche pas à la peau ! Les chefs doivent pouvoir assoir leur autorité sans avoir recours à des violences physiques, psychologiques ou sexistes, sans insulte et dans l’intégrité de chaque membre de l’équipe ou de la brigade. »

Les solutions : coacher plutôt que cogner

Dans son manifeste, Gérard Cagna donne quelques pistes d’amélioration et suggère aux centres de formation ou lycées hôteliers de développer un module d’information et de sensibilisation sur le sujet et d’être à l’écoute des étudiants.

Il semblerait que la prise de conscience soit faite. Les chefs, les syndicats, les associations de cuisiniers, les écoles sont interpellés (certains établissements ont d’ailleurs affiché le manifeste dans les salles de cours). Plusieurs chefs, tels Eric Guérin, ont osé avouer avoir subi des violences et rejettent en bloc cette pratique, en accueillant dans leur cuisine des jeunes « cabossés » à qui ils tentent de redonner goût au métier. Thierry Marx, chef doublement étoilé, est également très impliqué sur ce sujet. Il milite pour que les chefs soient aussi de vrais managers, et pas seulement des cuisiniers, pour assurer le bien être de tous. Être attentifs aux mots, aux comportements, faire évoluer le management, donner un code moral, autant de pistes qui peuvent améliorer la situation. Car former, c’est avant tout accompagner et « coacher ».

L’implication du Collège Culinaire de France

Le Collège Culinaire de France est la première association de cuisiniers à s’être mobilisée et à s’engager dans des actions concrètes. Son délégué général Christian Regouby, explique que cette initiative s’inscrit dans la droite ligne de l’appellation « Restaurant de qualité » qu’elle a instituée en 2012. Une distinction aujourd’hui décernée à quelque 200 restaurants répondant à un certain nombre de critères. Elle vise à reconnaître les établissements réalisant une cuisine de qualité, par des professionnels passionnés et très attachés à la convivialité. Deux critères essentiels de passion pour les produits et l’accueil…. Le tout pouvant être pratiqué par dans la simplicité, les restaurants distingués n’étant pas forcément hautement gastronomiques. Comme le souligne Christian Regouby, la qualité dans l’assiette et dans l’accueil doit également se retrouver dans les comportements des chefs de cuisine et responsables de salle. Une cuisine de qualité passe par une rigueur d’exécution, des règles fondamentales (d’hygiène par exemple), mais aussi par des comportements adéquats. Toute personne violente est quelqu’un d’incompétent, qui exprime une certaine faiblesse, et n’a pas sa place dans un restaurant. D’où l’idée d’une charte, qui devrait être rendue publique dans les prochaines semaines. Dès 2016, des formations sous forme de séminaires d’une journée seront prodigués aux chefs de cuisine et de salle (ou toute personne ayant des responsabilités de management dans un restaurant en règle générale). Capacité d’écoute, désamorçage des tensions (forcément nombreuses dans ce métier, notamment au moment du « coup de feu »), gestion du stress et des émotions, autant de notions qui seront inculquées aux chefs. Une initiative qui devrait constituer une avancée notable.

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